Lettre du front.

Publié le par chris2lire




Quelque part dans la Somme, 11 novembre 1917,

Ma mie, mon Aurélie,

 

Cette lettre, je te l’écris avec la peur au ventre et l’excitation à fleur de peau. Demain, nous attaquons. Mes camarades et moi avons reçu cette nouvelle avec soulagement mais aussi avec crainte.

Avec soulagement, car cela faisait plusieurs jours que nous baignions dans l’inactivité. L’atmosphère devenait tendue, notre inutilité était insupportable et nous sombrions dans une oisiveté désespérée où la folie aurait pu nous servir de refuge. Hier, Pierre a craqué. Pierre, c’était un gamin de Paname, un vrai titi. Tu l’aurais vu quand il est arrivé dans la tranchée ! Il nous faisait bien rire. Il faisait son numéro d’imitation et reproduisait nos gestes et nos expressions. Sa cible favorite, c’était le lieutenant. Faut dire que ce dernier avait de superbes bacchantes qu’il entretenait avec le plus grand soin, il était toujours en train de les lisser, et pour couronner le tout il avait un tic à son œil gauche, on avait toujours l’impression qu’il lançait des clins d’œil à tous ceux qu’il croisait. Mais hier, Pierre a craqué. Il en pouvait plus d’attendre. Il en pouvait plus d’être ici, sans rien faire, à la merci d’une attaque des boches, à la merci des gaz mortels, englué dans la boue, entouré par des cadavres, leur odeur, l’odeur de la boue, l’odeur de la poudre, la pluie, l’humidité, rien ne sèche ici, il fait froid. Pierre a craqué. On l’a tous vu. Il était accroupi, ou plutôt prostré, les yeux rivés sur le sol, dans le vague. Soudain, il a brusquement levé la tête dans une expression de stupeur enfantine, puis, il s’est levé, il a pris son fusil et il s’est élancé par-dessus la tranchée en hurlant comme un fou en direction des lignes ennemis. On l’a tous vu. Après avoir parcouru quelques mètres, des rafales ont retenti, Pierre a été atteint simultanément de plusieurs balles dans la tête, la gorge et l’abdomen. Quelques instants plus tard, nous avons agité un drapeau blanc. Les boches ont bien voulu nous laisser récupérer son corps. Son visage était méconnaissable. Tu vois Aurélie, la guerre, ça te forge un homme, mais ça t’esquinte un gamin !

La crainte, elle, vient du fait que l’eau, la boue, le froid, s’insinuent partout. Nos vêtements semblent mouillés pour l’éternité. La pluie tombe sans arrêts, elle forme des rigoles au-dessus des tranchées, ces rigoles tombent à l’intérieur et les remplissent peu à peu d’une eau terne et froide. Le fond est boueux, nous nous embourbons tous. Certains y laissent leurs guêtres et passent un temps fou et une énergie folle à les récupérer. Comment attaquer dans ces conditions ? Ce qui nous console, c’est qu’en face, il y a de grandes chances pour qu’ils subissent les mêmes affres. Peut-être qu’eux aussi doutent ? Peut-être qu’eux aussi ont peur, ils veulent que la guerre se termine pour pouvoir rentrer chez eux. Ma mie, si tu savais comme je donnerais cher pour être près de toi et des enfants. Le petit Paul marche t’il maintenant ? Et Colette ? A-t-elle perdu sa première dent ?  La maison me semble loin. Pourtant, je vous vois tous devant notre porte, sur la terrasse baignée de soleil. Le printemps arrive, les bourgeons sortent de leur gangue de verdure, je vous embrasse, je serai bientôt là.

 

                                                                                     Ton Jean.

 
 
 
 

« Je hais la guerre mais j’aime ceux qui l’ont faite » Dorgelès.

Publié dans lettres volées

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C
un témoignage sorti de l'enfer. boulversant. trop réaliste....
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L
Bonjour!<br /> C'est si fort, si intense de lire ces lettres, ces mots envoyés à une personne en signe d'espoir tout en étant presque sûr qu'on ne la reverra pas... C'est si triste, mais si réel! Il faut le rappeller, la guerre est atroce et n'est pas une solution, globalement la violence ne l'est pas non plus. <br /> J'ai presque honte d'avouer que j'aime cette lettre, que j'aime les mots et l'histoire de "Jean" alors qu'on ne saurait apprécier les conditions dans lesquelles il était pour écrire tout ca! Pourtant, je suis désolé mais je le dis: c'est beau, ca prend aux tripes. J'aime cette "lettre volée"... Laurinou
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C
Merci Laurinou ! Merci de reconnaître que cette lettre nous fait apprécier celui qui est supposé l'avoir écrite.